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Le shilling du roi

 

 

 

J’entrai dans la cuisine pour y prendre un sac. Il ferait nuit dans moins d’une heure ; j’avais juste le temps de descendre au village et d’en rapporter nos provisions de la semaine. Il ne nous restait que quelques œufs et une petite portion de fromage.

Deux jours plus tôt, l’Épouvanteur était parti dans le sud du Comté pour mettre fin aux agissements d’un gobelin. C’était la seconde fois en un mois que mon maître s’en allait sans moi, et cela me contrariait. Dans l’un et l’autre cas, il avait prétendu qu’il s’agissait d’un travail de routine, qui ne m’apprendrait rien de nouveau. Selon lui, il m’était plus utile de rester à la maison, à bûcher mon latin. Ça ne m’enchantait guère, mais je n’avais pas discuté. En vérité, je le savais, il cherchait à me protéger.

À la fin de l’été, l’obscur fait chair, le Diable en personne, avait surgi dans notre monde à l’évocation des sorcières de Pendle. Pendant deux jours, il avait dû se soumettre à leur volonté, et elles l’avaient lancé à mes trousses avec l’ordre de me détruire. Je n’avais trouvé le salut qu’en me réfugiant dans la chambre que maman avait préparée pour moi. Le Malin agissait désormais à sa guise, mais rien ne garantissait qu’il ne me poursuivrait pas de nouveau. De toute façon, avec une telle créature en liberté, le Comté était devenu un endroit des plus dangereux, en particulier pour ceux qui combattent l’obscur. Je ne pouvais pourtant pas rester caché indéfiniment ! Si je n’étais encore qu’un apprenti, j’étais destiné à devenir un jour épouvanteur. J’affronterais alors les mêmes périls que mon maître, John Gregory. J’aurais aimé qu’il tienne compte de ça.

J’entrai dans la pièce où Alice recopiait un livre de la bibliothèque. Issue d’une famille de Pendle, elle avait été initiée pendant deux ans à la magie noire par sa tante, Lizzie l’Osseuse. Cette sorcière – une pernicieuse – était à présent enfermée au fond d’un puits, dans le jardin de l’Épouvanteur. Alice m’avait causé de multiples ennuis, avant de devenir mon amie. Elle vivait à présent avec nous, et retranscrivait les précieux volumes de mon maître pour payer sa pension.

Craignant qu’elle ne tombe sur quelque texte qu’elle n’aurait pas dû lire, l’Épouvanteur lui interdisait l’accès à sa bibliothèque et ne lui confiait qu’un ouvrage à la fois. Néanmoins, il appréciait son travail de scribe. Il tenait beaucoup à ses livres, qui recelaient une mine d’informations, réunies par des générations d’épouvanteurs. Les posséder en double exemplaire le rassurait quant à la sauvegarde de cette connaissance.

Alice était assise devant la table, la plume à la main, deux livres ouverts devant elle. D’une écriture soignée, elle recopiait les lignes du premier sur les pages blanches du second. Levant les yeux, elle me sourit. La lumière de la chandelle allumait des reflets dans ses épais cheveux bruns, soulignait l’arrondi de ses pommettes, et je la trouvai particulièrement jolie.

Quand elle découvrit que j’étais en manteau, le bâton à la main, son sourire s’effaça.

— Je descends au village acheter des provisions, annonçai-je.

Posant sa plume, elle protesta d’une voix inquiète :

— Tu n’as pas besoin d’y aller, Tom. Reste donc étudier ici. J’irai, moi.

Cela partait d’un bon sentiment, mais je dus me mordre les lèvres pour retenir une remarque cinglante. Elle se montrait aussi protectrice que mon maître. Je refusai avec fermeté :

— Non, Alice. Voilà des semaines que je suis confiné à la maison, j’ai besoin de me changer les idées. Je serai de retour avant la nuit.

— Laisse-moi au moins t’accompagner ! J’ai bien envie d’une récréation, moi aussi. Ces livres poussiéreux me donnent de l’urticaire. Je n’ai rien fait d’autre que manier la plume, ces derniers temps.

C’était un faux prétexte, et je répliquai, agacé :

— Tu as vraiment envie de marcher jusqu’au village ? Par ce sale temps ? Tu es bien comme l’Épouvanteur ! À vous entendre, je n’ai même plus le droit de mettre un pied dehors. Penses-tu que…

— Le Malin circule en liberté, voilà ce que je pense !

— Que tu m’accompagnes ou non, ça ne fera guère de différence. S’il décide de s’en prendre à moi, John Gregory lui-même n’y pourra rien.

— Il n’y a pas que ça, Tom, tu le sais parfaitement. Le Comté est plus dangereux que jamais. Non seulement l’obscur y monte en puissance, mais il faut compter avec les maraudeurs et les déserteurs. Trop de gens souffrent de la faim. Certains te couperaient la gorge pour moitié moins que ce que tu rapporteras dans ton sac !

Le pays était en guerre, et des nouvelles de défaites nous venaient du Sud, où se déroulaient de terribles batailles. En plus de la dîme qu’ils devaient payer à l’Église, les paysans avaient vu la moitié de leurs récoltes réquisitionnées pour ravitailler l’armée. La nourriture manquait, les prix montaient en flèche et la famine menaçait les plus pauvres. Il y avait du vrai dans les paroles de mon amie. Je n’avais pas l’intention de changer d’avis pour autant.

— Non, Alice, j’irai seul. Ne t’inquiète pas, je serai vite de retour.

Sans lui laisser le temps d’argumenter davantage, je quittai la pièce et gagnai la sortie. Laissant le jardin derrière moi, je m’engageai d’un pas vif sur l’étroit chemin qui menait au village. Malgré le froid et l’humidité de cette soirée d’automne, j’appréciais de ne plus être enfermé entre quatre murs. Les toits d’ardoise grise de Chipenden apparurent bientôt, et je descendis la pente jusqu’à la grande rue pavée.

Il régnait dans le village un calme inhabituel. L’été précédent, des femmes ployant sous le poids de leurs paniers remplis de provisions y discutaient bruyamment. À présent, les passants étaient rares et, en entrant à la boucherie, je constatai que j’étais le seul client.

— La commande de M. Gregory, comme d’habitude, dis-je.

Le boucher était un gros homme rougeaud à la barbe rousse. Il avait été l’âme de sa boutique, lançant blague sur blague pour la plus grande joie de ses habitués. Il affichait à présent un visage morne, comme s’il avait perdu le goût de vivre :

— Désolé, mon garçon, je n’ai pas grand-chose pour toi, aujourd’hui. Deux poulets et quelques tranches de lard, c’est tout ce que je peux t’offrir. Et j’ai eu du mal à te les garder ! J’aurai peut-être autre chose demain, si tu passes avant midi.

Je le remerciai, le priai d’inscrire la note sur notre compte, mis les articles dans mon sac et continuai mon chemin. Chez l’épicier, je n’obtins que des carottes et des pommes de terre qui ne nous feraient pas la semaine, et trois malheureuses pommes. Il me donna le même conseil : tenter de nouveau ma chance le lendemain, au cas où il aurait été réapprovisionné.

À la boulangerie, je pus acheter deux miches de pain, et je quittai la boutique en balançant mon sac sur mon épaule. Je m’aperçus alors qu’on me fixait, depuis le trottoir d’en face. C’était un gamin efflanqué, aux yeux élargis par la faim, qui ne devait pas avoir plus de quatre ans. Il me fit pitié. Je traversai la rue, fouillai dans mon sac et lui tendis une de mes pommes : il en avait plus besoin que moi ! Il me l’arracha presque des mains. Puis, sans un merci, il tourna les talons et disparut.

Le ciel s’assombrissait. Je repris le chemin de la colline, pas mécontent à l’idée de retrouver bientôt la chaleur et le confort de la maison. Mais, quand j’atteignis les faubourgs et que la chaussée pavée laissa place à la boue du chemin, je sentis que quelque chose n’allait pas. Ce que j’éprouvais n’était pas le froid intense annonçant l’approche d’un être venu de l’obscur, mais un malaise bizarre. Mon instinct me criait : danger !

Je lançai de fréquents coups d’œil en arrière, persuadé qu’on me suivait. Était-ce le Malin ? Aurais-je dû écouter Alice et l’Épouvanteur ? Je hâtai le pas, courant presque. Des nuages noirs filaient au-dessus de ma tête, et, dans moins d’une demi-heure, le soleil se coucherait.

« Calme-toi ! me dis-je. Ton imagination te joue des tours. »

Quelques pas de plus m’amèneraient à la bordure du jardin ouest ; cinq minutes plus tard, je serais sain et sauf dans la maison de mon maître.

Soudain, je m’arrêtai. Quelqu’un m’attendait au bout du sentier, dissimulé dans l’ombre des arbres.

Obligeant mes jambes flageolantes à avancer, je découvris que cet individu n’était pas seul. Quatre costauds et un jeune garçon me regardaient venir. Que me voulaient-ils ? Que faisaient ces étrangers si près de la demeure de l’Épouvanteur ? Étaient-ce des voleurs ?

En me rapprochant, je fus rassuré : ils restaient sous le couvert des branches, sans tenter de me barrer le chemin. Que devais-je faire ? Leur adresser un signe de tête ? Je choisis de continuer tout droit en les ignorant. Dès que je les eus dépassés, je soupirai de soulagement. J’entendis alors un bruit, derrière moi. On aurait dit le tintement d’une pièce de monnaie rebondissant sur une pierre.

Ma poche était-elle trouée ? Je me retournai. L’un des hommes se détacha de l’arbre, s’agenouilla sur le sentier et ramassa un petit objet.

— C’est à toi, gamin ? demanda-t-il en me tendant une pièce.

Je n’en étais pas sûr, mais tout me portait à croire que j’avais réellement perdu de l’argent. Je posai donc mon sac et mon bâton et fourrai ma main gauche dans ma poche, avec l’intention d’en sortir ma monnaie pour la compter. Je sentis alors qu’on me glissait quelque chose dans la main droite. Je découvris avec étonnement, au creux de ma paume, un shilling en argent. Cette pièce ne m’appartenait pas. Je secouai la tête :

— Non, elle n’est pas à moi.

— Eh bien, elle l’est, maintenant ! Je te l’ai donnée, et tu l’as acceptée. Pas vrai, les gars ?

Ses compagnons s’avancèrent, et mon cœur se mit à battre à grands coups. Ils portaient un uniforme de soldat. Et ils étaient armés, même le garçon. Trois d’entre eux tenaient un gros gourdin ; un autre, à la veste ornée d’un galon de caporal, brandissait un couteau.

Épouvanté, je me tournai vers celui qui m’avait tendu la pièce. Il s’était relevé, et je pus le dévisager. Deux petits yeux cruels brillaient dans son visage buriné. Les cicatrices qui traversaient son front et l’une de ses joues en disaient long sur ses états de service. Des galons de sergent ornaient son épaule gauche, et un coutelas était passé dans sa ceinture. Je me trouvais face à des agents recruteurs. La guerre tournait mal, et ils arpentaient le Comté, enrôlant de force hommes et jeunes gens pour remplacer ceux qui étaient tombés au combat.

Avec un rire aussi moqueur que déplaisant, le sergent déclara :

— Tu as accepté le shilling du roi.

— Je n’ai rien accepté ! protestai-je. Vous avez dit que ça m’appartenait, et je comptais ma monnaie…

— Pas d’excuse, petit ! On est tous témoins, pas vrai, les gars ?

— Aucun doute là-dessus, approuva le caporal.

Ils m’encerclèrent, ne me laissant aucune chance de m’esquiver.

— Pourquoi est-il vêtu comme un prêtre ? demanda le garçon, qui devait avoir un an de plus que moi tout au plus.

Le sergent rugit de rire et ramassa mon bâton :

— Ce n’est pas un prêtre, jeune Toddy ! Tu ne sais donc pas reconnaître l’apprenti d’un épouvanteur ? Ces gens-là te prennent ton argent si durement gagné pour éloigner de prétendues sorcières. Voilà ce qu’ils font ! Et il y a des tas de nigauds assez crédules pour les payer !

Il lança mon bâton à Toddy en ordonnant :

— Prends ça ! Il n’en aura plus besoin, et ça fera au moins du bois à brûler.

Il ramassa ensuite mon sac et en examina le contenu :

— Il y a là-dedans de quoi remplir nos estomacs ce soir, s’exclama-t-il, la mine satisfaite. N’avais-je pas raison ? Mieux valait l’attraper au retour qu’à l’aller. Ça valait le coup de poireauter. Votre sergent est un finaud, pas vrai, les gars ?

J’étais piégé. Mais je m’étais déjà tiré de situations bien plus périlleuses : j’avais échappé aux griffes de créatures pratiquant la magie noire. Je décidai donc de prendre mon mal en patience et d’attendre la première occasion de filer. Le caporal sortit un bout de corde de son sac et me lia les poignets derrière le dos. Cela fait, il me poussa rudement sur le chemin, et nous nous mîmes en route à bonne allure, Toddy portant mon sac à provisions en plus de mon bâton.

Nous marchâmes environ une heure, vers l’ouest d’abord, puis en remontant vers le nord. Apparemment, ils ne connaissaient pas la route la plus directe pour atteindre les collines, et je me gardai bien de la leur indiquer. Je devinai que nous nous dirigions vers Sunderland. Là, on me mettrait sur un bateau en direction du sud, où la guerre faisait rage. Plus le voyage serait long, plus j’aurais de chances de prendre la fuite.

Et je devais fuir, sinon, mon apprentissage auprès de l’Épouvanteur s’achèverait bel et bien ici.

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